CHAPITRE IX

 

 

 

 

La foule se tient raide devant la cage puante. Giuse ne la distingue pas nettement. Depuis plusieurs semaines il éprouve des troubles de la vue. La malnutrition, bien sûr, mais aussi cette foutue maladie…

Sur ses bras les taches ont beaucoup grandi ces derniers temps.

Les gardes noirs ont laissé la cage, là, sur la place. Pas besoin de la garder. Qui irait délivrer des malades… ? Déjà de la chance qu'on ne leur balance pas de pierres. Dans certains villages ils sont lapidés ! Comment éviter les projectiles dans une cage de quatre mètres carrés ? Même maintenant que l'autre prisonnier est mort et qu'on a retiré son cadavre.

Son cadavre, mais pas le reste… La cage n'a jamais été nettoyée. On leur donne peu de nourriture mais quand même, il faut bien l'évacuer, la nuit, dans la honte…

Des bêtes… On les traite comme des bêtes… Ça y est il recommence à avoir mal au crâne. Il porte les mains à sa tête, et Nela se rapproche.

— Ça ne va pas, Giuse ?

— … La tête.

Elle baisse le visage et l'enfouit dans ses bras repliés autour des genoux. Que faire ? Elle se sent impuissante.Et puis ce matin elle a découvert une petite tache rose sur son pied… Bien sûr, ça devait venir !

Tiens, voilà les gardes avec des antlis. Ils vont atteler la cage. On part bien tôt aujourd'hui ?

— Ce qu'ils puent ! fait l'un des Noirs en fronçant le nez. Dépêchez-vous de crever, salauds, qu'on soit débarrassé de vous !

Nela rêve à nouveau de sa scène préférée. Quelqu'un lui passe un pistolet et elle tient ce salaud de garde en joue ! C'est lui le pire, un sadique. Ce qu'il leur a fait subir, c'est indescriptible.

 

*

 

— Oui, Monsieur, je me souviens bien d'eux, les pauvres ! Surtout lui, tout rouge…

Le vieil homme secoue la tête d'un air désolé.

— Quand était-ce ? demande Cal d'une voix fatiguée.

— Oh ! il y a longtemps. Après les moissons, il y a bien deux mois.

Deux mois ! Alors c'était avant le dernier témoignage, qu'ils ont recueilli la semaine dernière. La cage était passée dans un village dix jours seulement auparavant. Dix jours !

Et au lieu de suivre la piste il s'est trompé de sens, il l'a remontée ! Encore du temps de perdu.

Du temps… Chaque jour rapproche Giuse de l'échéance. La maladie progresse.

Cal baisse la tête, désemparé. Cette course de vitesse pour les retrouver, pour les retrouver avant que la maladie ne soit trop avancée l'a fait vieillir de dix ans. Il se sent usé, sans ressort.

Rentrer à la Base ? Non… ça, c'est impossible. Cette fois il ne pourra plus s'habituer à la solitude. Reprendre sa vie d'hibernations et de voyages, seul ? Impossible. Plus maintenant. Trop terrible la solitude. Plutôt se désintégrer.

 

*

 

Le regard fixe Giuse ne mange pas. Des jours qu'il n'a plus dit un mot. Sa peau est entièrement rouge maintenant. Nela voudrait lui tendre un peu de cette pâtée de légumes qu'on vient de glisser dans la cage, mais elle n'a plus de force, elle non plus ! Ses bras et son visage sont rouges et cette migraine horrible ne la laisse plus.

Giuse, lui, est au-delà de ça. Il n'est plus que douleur. Mais il ne la sent plus. Son cerveau ne fonctionne plus, il n'a plus sa conscience.

 

*

 

— Un appel de Belem, fait Lou à côté de Cal autour du feu.

La plate-forme est posée un peu plus loin. Le visage mangé par une barbe hirsute, Cal tourne la tête.

— Hein ? Que dis-tu ?

— Belem dit que l'armée de Palar est partie.

— Partie ? Comment ça partie ?

— La grande armée des Noirs fait mouvement vers le sud. Le printemps est revenu, tu sais !

— Déjà ?

Il va ajouter que ce n'est pas possible quand il se ravise. Idiot une question pareille à un androïde.

— Ça fait huit mois, Cal… huit mois qu'on les cherche.

Huit mois ! Il laisse les mots rouler dans sa tête. Huit mois. Un grand froid descend en lui. Depuis plusieurs jours il se sent glacé à l'intérieur. Presque indifférent à tout sauf cette haine qui l'a envahi. Elle a tout submergé en lui.

Longtemps il reste immobile, face au feu qu'il ne voit pas. Il ne remarque même pas Lou qui a remis du bois à plusieurs reprises dans le foyer.

Et puis il redresse la tête et dit lentement, calmement :

— Mort aux cons.

— Hein ? Lou a sursauté.

— J'ai dit : « Mort aux cons. » J'ai toujours détesté les cons, et le monde est plein de cons ! Ce sont eux qui ont amené tout ça… Ce sont eux qui ont tué Cassy, autrefois, et ce sont encore eux cette fois. Ils changent de tête, mais ce sont toujours de merveilleux cons ! Et j'en ai assez… je vais les tuer !

Il a un rire sans joie, impressionnant.

— Restera plus grand monde ! Allez, tiens-moi au courant de ce qui se passe.

— Je te l'ai dit, les Noirs descendent du Nord et Chak a pris la tête de l'armée de Palar pour leur barrer le passage.

— Mais il n'a aucune chance, non ? Avec ses quelques centaines d'hommes…

— Plus maintenant. Les volontaires ont afflué ces derniers mois. Ils sont maintenant quatre mille cinq cents.

— Ah ? Et les Noirs ?

— Quinze mille.

— Forcément, toujours plus nombreux les cons ! Beaucoup de canons ?

— Quelque chose comme une bonne centaine.

Cal se lève.

— Viens, on va aller foutre en l'air tout ça. Où est Chak, en ce moment ?

— Au nord de Palargod. Il s'est installé là à titre de symbole probablement.

— Montre-moi la carte de la région.

Lou regarde le Terrien et se lève en hochant la tête. Cal s'exprime d'une voix vide de tout sentiment. Même la haine qu'il témoigne ne s'extériorise pas. Une voix froide, impersonnelle.

— Débrouille-toi aussi pour que des antlis nous attendent à proximité du camp, demain matin. Et fais revenir tout le monde… tout est fini.

 

*

 

La plate-forme anti-G est en stationnaire : mille cinq cents mètres au-dessus du camp vahussi. Cal observe le sol. Puis il lance l'engin vers le nord. Très vite apparaissent les lumières de l'armée des Noirs. La distance est pourtant importante, une semaine de marche, mais les plates-formes ont des accélérations impressionnantes.

Là encore Cal observe longuement. Puis il descend, branche l'écran de visibilité extérieure et le sol apparaît, en relief, comme s'il faisait plein jour. Mais un jour éclairé par un soleil rosé.

Alors Cal entreprend de suivre le chemin qu'empruntera l'armée des Noirs pour aller à la rencontre de Chak.

Et le paysage défile. Par moments il ralentit pour observer plus soigneusement, puis relance la plateforme. Ce sont des engins pratiques pour ça. En fait ils ont été surtout conçus pour l'utilisation en atmosphère planétaire. Ils peuvent gagner l'espace, mais tout de même ils sont un peu rustiques pour cet usage. Leur instrumentation a été réduite et les pilotes doivent accomplir beaucoup d'opérations qui sont normalement prises en compte par des ordinateurs de bord sur les engins normalement destinés à l'espace, comme les Modules, par exemple.

— Tu as une idée précise ? demande Lou au bout d'un moment, un plan ?

Cal laisse s'écouler un moment avant de répondre.

— Je veux détruire les Noirs, je cherche un endroit qui convienne.

Ça ne ressemble pas à Cal ces réponses sans commentaire, sans un peu de la chaleur qu'il montre toujours dans toutes ses entreprises. Lou se renverse en arrière et croise les bras.

On devine vaguement au loin, à l'horizon, les lumières du camp de Chak quand Cal immobilise la plate-forme une nouvelle fois. Longuement il examine l'écran puis descend jusqu'au sol cette fois. Il pose l'engin et ouvre le sas.

— Lou, éclaire-moi.

Pendant une heure il arpente le terrain puis il revient à la plate-forme.

— Les antlis sont arrivés ?

— Oui, avec les Dix et tout le monde. À une heure de marche du camp.

— Allons-y.

C'est le silence, là-bas. À côté des antlis sont posées neuf plates-formes anti-G qu'utilisaient les patrouilles sillonnant le pays. Cal leur jette un œil et dit sèchement à Salvo qui est venu au-devant de lui :

— Renvoie les plates-formes à la Base et caches-en une seule. On n'aura plus besoin du reste ! Fais vite, je veux partir d'ici dans deux heures pour arriver au jour chez Chak.

 

*

 

Le camp. Des feux sont allumés où chauffent des chaudrons d'eau pour faire le sak, cette algue marine que les Vahussis utilisent comme café.

Beaucoup d'agitation quand la colonne arrive aux avant-postes. Cal marche en tête, le visage impénétrable. Les soldats, qui se sont précipités en lançant des mots de bienvenue, se taisent l'un après l'autre devant les hommes silencieux qui défilent devant eux.

C'est un spectacle étrange que de voir le campement devenir silencieux au fur et à mesure que la colonne le traverse. Bientôt on n'entend plus que le bruit des sabots des antlis.

Et puis les rangs des soldats s'écartent brusquement pour laisser la place à un grand gaillard qui agrippe les rênes de la bête de Cal : Kil !

Le visage dressé vers le Terrien il le regarde sans dire un mot. Leurs regards s'accrochent, et chacun peut lire dans celui de l'autre tout ce qu'il exprime lui-même. Pendant près d'une minute ils restent comme ça, immobiles, silencieux.

Il se produit alors une scène étonnante. On voit, à la même fraction de seconde, chacun d'eux tendre la main vers l'autre…

Puis Kil fait demi-tour sur lui-même, sans lâcher les rênes, et part, à pied, à côté de l'antli qu'il dirige vers la grande tente du Seigneur de Palar.

Chak a dû être prévenu car il est apparu, au seuil de sa tente.

Cal descend d'antli et avance d'un pas avant de s'immobiliser. Chak ne fait pas un geste. Il se borne à dire :

— Entrez…, mon ami.

Lorsque Cal disparaît à l'intérieur les cavaliers de la colonne n'ont pas bougé. Immobiles sur leur antli, impassibles, ils attendent. Et les soldats, fascinés, regardent cette troupe, redoutable, qui attend son maître dans un silence irréel.

Dans la tente Chak a gagné sa pièce de travail et tendu un gobelet de sak au Terrien.

— Rien ? fait-il.

Cal secoue la tête.

— Si vous le voulez bien, Seigneur, nous n'en reparlerons plus… jamais !

— Je comprends, dit Chak.

Cal fait un pas sur le côté, regarde son gobelet et boit avant d'aller le reposer sur une table dans un coin.

— Je ne suis revenu que pour vous aider à écraser l'armée des Noirs, dit-il d'une voix sourde. Mais j'y mets une condition.

Chak le regarde longuement et laisse tomber :

— Laquelle ?

— Pas de quartier… Je veux votre promesse de livrer bataille jusqu'à la disparition du dernier Noir.

Il n'a pas haussé le ton en prononçant ces mots, mais en les entendant Chak ne peut réprimer un frisson. Il y avait tant de haine…

À son tour il reste silencieux quelques instants puis hoche la tête.

— Pas de quartier.

— Bien, fait Cal en approchant de la grande table aux cartes. Vous savez que les Noirs sont quatre fois plus nombreux que votre armée ?

— Je le sais.

— Qu'ils ont plus de cent canons ?

— Je m'en doutais.

— Que vous n'avez aucune chance ?

Cette fois Chak de Palar a un haut-le-corps.

— Personne… ne l'avait dit devant moi, jusqu'ici.

— C'est ainsi.

— Je vous crois.

— Vous acceptez néanmoins le principe d'une bataille ?

— Je n'accepte pas le principe d'une défaite. J'espère. Je cherche et j'espère trouver une solution, avant qu'il ne soit trop tard.

— Ferez-vous confiance à un plan que je vous indiquerai ?

— Vous avez ma confiance.

— Même si je vous cache beaucoup d'aspects de ce plan ?

— Si vous faites cela j'imagine que vous avez vos raisons. Vous me demandez beaucoup… mais j'accepterai. Peut-être me suis-je trompé sur vous… mais je pense que vous avez les moyens de renverser le cours des choses.

Cal ne fait aucun commentaire et se penche sur les cartes.

— Dans deux jours votre armée fera marche. Elle se dirigera vers l'ennemi, dans cette direction, là, fait Cal en désignant un point précis sur la carte.

— Mais… c'est une zone dangereuse, le terrain…

— Je le sais, le coupe le Terrien.

— Evidemment. Et cela fait partie du plan ! Très bien.

— Vous installerez vos premières lignes là…, reprend Cal, étagées en profondeur. D'autre part j'ai besoin de quelques hommes, les miens ne suffiront pas pour préparer le plan. J'en ai besoin dès maintenant.

— Combien ?

— Une trentaine.

— On va vous les donner.

— C'est tout, dit Cal en se redressant. Je ne vous reverrai plus avant la bataille. Souvenez-vous de votre promesse : pas de quartier.

Quand il sort de la tente, quelques minutes plus tard, un jeune officier de troupe vient vers lui et le salue.

— Lieutenant Castij, Monsieur. Je me mets à votre disposition avec mes hommes.

— Nous nous mettons en route immédiatement, Castij, fait Cal. Si vous ne pouvez partir tout de suite vous nous rejoindrez en suivant nos traces.

— Mes hommes terminent d'harnacher les antlis. Un sergent volontaire m'a été adjoint, le sergent Verstajoul.

Kil veut être de l'affaire. Cal se borne à incliner la tête. Puis il se dirige vers sa monture, se met en selle et fait demi-tour pour retraverser le camp.

— Salvo, appelle-t-il, fais partir quinze hommes vers l'est. Qu'ils rejoignent la plate-forme et se procurent des tonnes de poudre et de la grenaille.

— De la grenaille ?

— Des débris de métal. HI doit récupérer ça. Je veux le tout sur place demain matin avec un convoi d'antlis.

Dès le poste de garde franchi la colonne se scinde en deux et un détachement se dirige vers l'est avec Salvo, les autres suivant Cal. La colonne est plus importante, maintenant que le reste des Robots-Vahussis, qui accompagnaient l'armée de Palar depuis des mois, a rejoint Cal.

Un galop d'antli. Un cavalier remonte la colonne et vient s'arrêter près du Terrien, Kil.

— Avez-vous mangé ? dit-il.

Cal le regarde et finit par secouer la tête. Kil fouille ses fontes et sort une galette repliée, contenant de la viande. Le Terrien l'accepte sans un mot et se met à mastiquer en silence.

 

*

 

Les Vahussis regardent le terrain avec surprise. Le soleil vient juste de se lever, le vent n'est pas encore là et pourtant une odeur désagréable s'élève du sol. Hier, dans la nuit, la colonne s'est arrêtée pour camper, ne distinguant rien des alentours.

Là-bas, loin à droite, on dirait que l'herbe de la prairie est inondée. Et à gauche un immense vol d'oiseaux d'eau s'est élevé… Les hommes commencent à murmurer, ne comprenant pas.

Le lieutenant Castij se dirige vers Cal qui boit à petites gorgées un gobelet de sak.

— Nous sommes à votre disposition, Monsieur.

Cal lui fait signe de s'asseoir et de se servir, il y a un autre gobelet. Pendant que le lieutenant se verse du sak fumant le Terrien donne ses ordres.

— Vos hommes vont creuser des trous de cinquante centimètres de profondeur, dans le sol, et cinquante centimètres de côté. Ils découperont d'abord cette surface dans l'herbe. On vous montrera comment procéder. Il faudra remettre en place ce tapis d'herbe une fois les trous emplis. On ne doit rien déceler.

— Bien, fait le jeune officier intrigué.

— Il faut faire vite, continue Cal. Il y a des centaines de trous à creuser. Je veux en disposer tous les vingt mètres sur l'ensemble du terrain compris entre les marécages, à notre droite et à notre gauche. Chaque trou contiendra une charge importante de poudre. Mes hommes l'apporteront tout à l'heure. Ce sont eux qui se chargeront de l'installer. Vous pourrez mettre vos hommes au travail dès qu'ils auront mangé. Nous avons peu de temps pour faire le travail et la survie de votre armée dépend de cela, dites-le à vos hommes. C'est tout, Lieutenant.

Une demi-heure plus tard la plaine est barrée, sur un kilomètre de large, par une ligne de soldats creusant le sol.

Toute la journée le travail se poursuit, inlassablement. Dès qu'une ligne de trous est terminée les Dix surviennent et mettent en place une charge de poudre enveloppée dans du papier suiffé. Par-dessus ils placent de la grenaille et recouvrent le tout de terre qu'ils tassent à deux. Puis ils installent soit une mèche, soit un système simple composé d'un silex coincé par une pierre, avec une petite charge de poudre.

 

*

 

Au matin du troisième jour, quand l'armée de Palar arrive sur place dans la plaine resserrée entre les marais rien ne trahit le travail qui s'y est effectué. Le sol paraît uni. Même les mèches sont dissimulées dans l'herbe.

Dans la tente de Chak, sa tente de campagne, plus petite et ne comprenant que deux « pièces » une réunion se tient. L'État-Major est au complet, entourant Cal qui expose le déroulement des manœuvres.

— D'après les reconnaissances les Noirs ne sont plus qu'à quelques heures de marche. Ils seront là à treize heures. Il faut qu'à cet instant les troupes soient en place…

À côté Chak regarde le Terrien en notant avec tristesse que Cal aurait dit « nos » troupes il y a encore quelques mois…

— Dès maintenant mes hommes vont partir se disposer à l'est de l'entrée du goulet que nous occupons en ce moment. Elles auront pour tâche de charger, plus tard, derrière l'ennemi qui se sera engagé dans le goulet…

Il lève les yeux un instant pour voir si tout le monde a bien suivi et reprend :

— Les troupes vont partir se déployer devant le goulet et attendront les Noirs derrière un léger repli de terrain que l'on vous montrera. Elles se coucheront au sol lorsque l'artillerie ennemie commencera à tirer.

— Au sol ! fait un Capitaine. Mes hommes ne sont pas des lâches !

— Non, mais vous êtes un imbécile, fait Cal sans élever la voix. Je n'ai jamais mesuré le courage d'une troupe au nombre de ses morts. Un soldat mort est inutile, vivant c'est un danger pour l'ennemi.

— Monsieur, je ne vous permets pas…, commence l'autre, les joues rouges.

— Monsieur de Vastaj, dit Cal en se tournant vers le Grand Capitaine, voulez-vous relever cet officier de son commandement et le faire remplacer par quelqu'un de plus lucide.

— Ainsi vous voulez éliminer tous les officiers d'armée, Monsieur de Ter ? lance le Capitaine toujours aussi rouge, mais la main posée sur la garde de son épée.

— C'est un détail que je n'avais pas remarqué, répond Cal de sa voix impersonnelle. Pour l'instant seuls les Noirs me préoccupent.

— Sortez, Capitaine ! dit Chak sèchement. Je n'ai que faire d'un sot !

— Vous remarquerez sur place, reprend Cal comme s'il ne s'était rien passé, que le repli de terrain masque entièrement un homme allongé et le met à l'abri des boulets. De cette façon l'infanterie attendra patiemment que l'ennemi s'aperçoive de l'inutilité de son tir et gaspille sa poudre. Les pertes seront minimes. La cavalerie sera à cet instant hors de portée des boulets et attendra, également, les hommes assis sur le sol pour garder les forces des antlis et se reposer. Lorsque l'ennemi attaquera enfin l'infanterie devra résister avant de céder du terrain…

 

*

 

Les Noirs. La plaine, devant les positions des troupes de Palar, paraît couverte des uniformes noirs. Le spectacle est impressionnant. Ils manœuvrent avec une rigueur remarquable, les unités faisant mouvement sans hésitation. Peu à peu leur disposition s'ordonne montrant les intentions du général qui les commande.

Cal observe la scène avec une froideur, un détachement qui impose le silence autour de lui. On lui a donné une longue-vue qu'il porte fréquemment devant l'œil droit.

— La cavalerie massée entièrement sur l'aile droite, commente le Grand Capitaine… Non, il en vient aussi sur l'autre aile… L'artillerie s'installe tout à fait au centre, encadrée de l'infanterie. Ils vont donc commencer le feu dans peu de temps, mais c'est l'infanterie qui donnera le premier assaut. La cavalerie chargera ensuite… Oui, c'est une bonne stratégie !

Il y a un peu d'inquiétude dans sa voix. Cal n'a rien révélé de ses préparatifs et les Vahussis qui y ont participé sont cachés avec les Robots-Vahussis, hors de vue. Ils n'ont eu aucun contact avec leurs camarades de l'armée de Palar. Personne n'est au courant du véritable plan…

Un nuage de fumée s'élève, en face, au-dessus d'un canon. La détonation vient tout de suite après.

Aussitôt l'infanterie vahussie fait quelques pas en arrière et s'allonge derrière le repli de terrain, au moment où là-bas toute la ligne de canons tonne !

On entend distinctement le sifflement des boulets qui viennent s'écraser dans le sol mou, au-delà des soldats. Quelques secondes s'écoulent et un rire naît dans les rangs de l'infanterie vahussie. Un autre suit, et bientôt des centaines, des milliers d'hommes rient à gorge déployée !

Comme cinglés par ces rires qu'ils entendent forcément les artilleurs ennemis rechargent les canons rapidement. La seconde décharge arrive de la même manière, relançant les rires, encore plus sonores que tout à l'heure.

Tellement contagieux que le Grand Capitaine et le Seigneur de Palar commencent aussi à rire à leur tour !

— Je n'aurais pas imaginé que la bataille s'entamerait ainsi, fait le Grand Capitaine. Rien ne pouvait redonner courage à nos troupes comme de voir les Noirs se ridiculiser !

Seul au milieu de l'État-Major Cal ne rit pas. Son visage ne trahit aucun sentiment et peu à peu les rires s'estompent autour de lui.

Pendant une heure l'artillerie tonne sans résultat.

Quelques soldats vahussis ont été touchés par des éclats, mais ils ont été immédiatement amenés vers l'arrière où attendent des chariots tirés par des antlis, pour les blessés. Le grondement cesse enfin.

— Maintenant ils vont attaquer, murmure quelqu'un, derrière.

Les yeux convergent du côté de Cal qui doit donner le signal à l'infanterie de se relever pour supporter le premier choc. Mais il ne bouge pas.

Là-bas l'infanterie vient de s'ébranler. Elle est précédée des pointes brillantes des piques qui composent son armement principal. Chaque fantassin noir porte au côté une courte machette pour le combat au corps à corps où la mêlée ne permet plus d'utiliser les piques.

Cal ne bouge toujours pas. Un officier a un geste, mais son voisin lui attrape la main au passage.

Les Noirs ne sont plus qu'à trois cents mètres… Cal incline la tête et Lou lève aussitôt son chapeau qu'il agite deux fois, en l'air.

On entend les soldats armer les chiens des fusils, et fixer les baïonnettes au bout des canons.

Cent mètres… Cal ne bouge pas. Il ne quitte pas la ligne des yeux.

Cinquante mètres…

— Maintenant !

Lou lève encore son chapeau et le secoue énergiquement.

Immédiatement l'infanterie vahussie se dresse, au-dessus du repli. Les premiers s'agenouillent et montent la crosse à l'épaule…

— Feuuuu !

On a entendu le commandement jusqu'ici ! Toute l'infanterie est soudain masquée par un nuage de fumée…

En face les premières lignes des Noirs se sont effondrées. À cette distance le tir a été terrible et les mois d'entraînement viennent de payer leurs intérêts !

On distingue maintenant des mouvements chez les Vahussis. Deux nouveaux rangs sont venus remplacer ceux qui viennent de tirer. Le premier se met à genoux…

Une nouvelle salve éclate…

Encore des mouvements… Une salve. À bout portant, la dernière. Il ne reste plus grand monde debout chez les Noirs et ils se trouvent en face de baïonnettes qui écartent les piques encore tendues d'un heurt sec avant de plonger dans leur poitrine…

C'est fini, il ne reste plus personne de la première vague ! Des cris de victoire montent dans les rangs de l'infanterie vahussie. Mais en face ça bouge chez les Noirs : des régiments entiers d'infanterie se sont ébranlés et la cavalerie fait mouvement pour se regrouper au centre.

Les troupes vahussies ne résisteront pas à la marée d'infanterie qui avance au pas, calmement.

Cette fois Cal donne le signal du feu quand les premiers des Noirs ne sont encore qu'à cent mètres et, aussitôt, Lou fait des signaux différents, avec deux chapeaux.

La décharge couche un grand nombre de soldats noirs, mais pourtant les rangs ne semblent pas entamés…

Dès le signal les deux rangs des Vahussis, au lieu de se préparer à remplacer leurs camarades pour tirer, font demi-tour et reculent rapidement de cinquante mètres pour se reformer en une double file en position, harcelés par les beuglements des sergents qui houspillent les hommes.

Après la salve, les hommes qui ont tiré ont fait demi-tour, eux aussi, et courent en arrière pour se placer à une cinquantaine de mètres derrière la ligne reformée par leurs camarades. Maintenant l'infanterie vahussie s'est engagée dans la bande de terre encastrée dans les marécages et elle continue de reculer de la même manière. Deux rangs tirent pendant que les autres reculent assez loin en rechargeant les fusils.

Plus en arrière encore la cavalerie a reculé aussi, de même que l'État-Major. Les officiers font triste mine. Ils ont compris que, malgré ses pertes, l'infanterie des Noirs fait du bon travail. Elle épuise les Vahussis qui courent de moins en moins vite et seront bientôt incapables de résister à la charge des milliers de cavaliers noirs. La fin paraît proche.

Les trois quarts de l'infanterie des Noirs sont tombés. Mais, dans le goulet, elle a resserré les rangs et semble encore redoutable. Elle se fait massacrer et on dirait encore qu'elle va à la victoire…

— La fuite, lâche Cal en se tournant vers Belem qui attend derrière.

L'androïde saute en voltige sur son antli et fonce vers l'infanterie. On le voit hurler quelque chose, inaudible d'ici.

Et l'infanterie se débande… Un homme d'abord se met à courir, puis une dizaine, et très vite les rangs se disloquent. Il n'y a plus d'armée vahussie ! Plus que l'infanterie des Noirs qui a marqué un temps d'arrêt et soudain éclate en hurlements de victoire pendant que des officiers font des signes excités.

Les Noirs se sont mis à courir, aussi, à la poursuite des soldats vahussis.

À force de hurler leurs officiers finissent par se faire comprendre et les soldats s'écartent sur les côtés.

Un grondement sourd vient de derrière : la cavalerie !

Les régiments, au fond de la plaine, se sont mis en marche, prenant le galop de chasse.

— Nos cavaliers ! Il faut lancer notre cavalerie ! crie quelqu'un au milieu de l'État-Major.

Chak, très pâle, regarde fixement Cal qui ne bouge pas. Il a un temps d'hésitation et ordonne brutalement :

— Silence ! Attendez vos ordres !

La longue-vue devant le visage, Cal observe la cavalerie des Noirs. L'avant-garde des Noirs est entrée dans le goulet et galope furieusement.

Cal se retourne et évalue la position des derniers soldats vahussis. Il se détourne, attend quelques secondes et laisse tomber :

— Maintenant, Lou !

Le grand androïde court sur la droite, se baisse et bat un silex. Une petite étincelle jaillit et une flamme monte vivement pour revenir immédiatement à hauteur de terre, où elle se met à courir. Le Grand Capitaine regarde sans comprendre la légère fumée qui en souligne l'avance.

Cal n'a pas jeté un coup d'œil à Lou, il surveille l'avance des Noirs. La cavalerie est maintenant complètement engagée dans le goulet couvert des uniformes noirs.

— Seigneur, vous devez vous mettre à l'abri, dit un officier inquiet.

— Plus tard, Capitaine, je pense que ce n'est pas fini.

— Ripou, la fusée, dit Cal, maintenant.

Ripou met en place une fusée rudimentaire dont il enfonce la tige-guide dans le sol. Puis il bat le briquet à silex qu'il sort de sa ceinture… Une flamme et la fusée monte en chuintant.

Là-bas, au début du goulet, les Dix sont installés dans les branches hautes d'un grand arbre dominant d'une centaine de mètres l'entrée du goulet. Dans l'arbre à côté une quinzaine de Vahussis, du détachement prêté par Chak, ouvrent le feu, au fusil, sur des taches blanches qu'ils n'ont pas quittées des yeux depuis une heure. Ce sont des pierres qui balisent leurs cibles, dans l'herbe.

Quelques balles ont fait mouche et plusieurs petites explosions ont lieu, silencieuses dans le vacarme de la bataille. Depuis les cibles, des nuages de fumée se mettent à courir dans l'herbe.

Et l'enfer se déclenche…

Le sol paraît voler en éclats sur toute la largeur du début du goulet. En fait les explosions ont lieu avec un léger décalage, mais les esprits, fascinés, suivent avec peine et confondent toutes les secousses.

Loin devant l'endroit où ont explosé les premières charges les Noirs se sont arrêtés tellement le bruit formidable a secoué l'air. Beaucoup se sont retournés et voient de face ce qui survient maintenant…

Un régiment entier de cavalerie semble avalé par un nuage de fumée dans une nouvelle série d'explosions…

Alors c'est la panique. Les Noirs se mettent à courir en tous sens. Certains soldats se ruent vers les flancs et vont s'enliser dans les marais !

Et les explosions se poursuivent, retournant le sol. La grenaille de métal hache l'air, frappant tout autour de l'épicentre de chaque détonation, se croisant, hachant les Noirs qui tombent par unités entières.

Des antlis galopent au milieu des hommes, affolés. Les officiers, paniques courent en rond. L'armée des Noirs disparaît sous les yeux, effarés, des Vahussis.

Les soldats de Palar ont été stoppés dans leur fuite par le premier train d'explosions. Ils se sont retournés, eux aussi, et ont vu les Noirs disparaître dans les nuages de fumée et les corps étendus, les milliers de corps !

— La cavalerie, en avant ! lance Cal au Grand Capitaine, bouche bée, à côté de lui.

De Vastaj n'a pas l'air de comprendre et Cal lui prend le bras.

— La cavalerie… en avant, pas de quartier. Secouez-vous !

Le Grand Capitaine hoche la tête avec peine. Il fait signe à un jeune lieutenant qui monte en selle et s'éloigne au galop pour transmettre l'ordre.

Cal va alors vers Chak, aussi traumatisé que son entourage.

— Je me réserve l'État-Major des Noirs ; pas de quartier, vous l'avez promis !

Chak, absent, approuve sans quitter des yeux le champ de bataille.

Cal va à son antli, monte en selle et talonne la bête, s'éloignant suivi de Ripou et Lou.

Au grand galop, sabre au clair, ils traversent le goulet, sautant par-dessus les corps. Il y a encore de la fumée dans l'air, par endroits, et ils disparaissent soudainement, jaillissant quelques mètres plus loin, terribles.

Voilà la sortie du goulet. Des acclamations viennent du petit bouquet d'arbres où étaient cachés les Vahussis qui ont déclenché l'enfer de ce côté-ci. Les Dix sont déjà au sol et se sont procuré des antlis démontés. Au passage, ils démarrent derrière les trois cavaliers qui n'ont pas ralenti.

Cal se dirige droit vers l'endroit où il a vu, au début de la bataille, l'État-Major des Noirs diriger les manœuvres.

Le voilà !

Les cent Robots-Vahussis sont sortis du creux où ils se cachaient et ont coupé la retraite au détachement de cavalerie chargé de la protection des Noirs. Les quinze cavaliers vahussis restants du peloton prêté par Chak sont avec eux et galopent derrière leur lieutenant et Kil, sabres tendus en avant !

Cal a obliqué pour foncer droit sur l'État-Major. À cinquante mètres il stoppe et se dresse sur ses étriers.

— Vous, hurle-t-il, écoutez ! C'est moi qui ai anéanti votre armée, c'est moi qui ai ordonné la mise à mort de tous les Noirs, c'est moi qui vais vous tuer de ma main.

Où est votre chef… je veux qu'il sache qui va le tuer… C'est Cal de Ter !

Brutalement il enfonce ses talons dans les flancs de l'antli qui semble se ramasser pendant une fraction de seconde avant de se lancer en avant.

Le sabre haut, il arrive comme un dément dans le groupe qui se serre autour d'un homme, grand, coiffé d'un chapeau cerclé de galons d'or.

Tout de suite c'est la mêlée. Le bras de Cal s'élève à une cadence folle. Il frappe, frappe comme un forcené, essayant de se frayer un chemin vers l'homme au chapeau.

Les Noirs ont fait un rideau de leurs corps devant leur chef.

Cal croise, pendant une fraction de seconde, le regard de Kil surgi fugitivement devant lui. Le colosse vahussi disparaît aussitôt dans le tourbillon des antlis et des sabres qui hachent, tranchent et percent !

Le détachement noir a volé en éclats et les ennemis tombent les uns après les autres.

Cal se retrouve devant un Noir dont l'uniforme est rehaussé d'une cape bleu ciel. Le sabre du Terrien s'élève et retombe droit vers le visage. Au dernier moment l'autre pare de son épée et contre-attaque à la poitrine.

Le sabre de Cal a un éclair en venant frapper en revers. L'épée saute de la main du Noir et le tranchant du sabre vient s'enfoncer dans l'épaule… Le type ouvre la bouche pour hurler quand cette fois la lame traverse sa poitrine et atteint le cœur.

 

*

 

Immobile Cal, debout, regarde le corps tordu du Noir au chapeau doré. Le sabre sanglant à la main il paraît n'avoir pas encore éteint sa soif de mort. Il vient de découvrir le corps et regrette de ne pas l'avoir tué lui-même.

Ses yeux pleins de haine ne peuvent se détacher du corps.

Il ne réagit même pas au galop forcené qui monte à ses oreilles. Ce pourrait être un Noir survivant…

— Cal… Cal, viens ! Vite !

Quelqu'un lui attrape le bras brutalement et il lève instinctivement son sabre…

C'est Kil, le visage bouleversé. Devant les yeux de Cal il esquisse un mouvement de recul. Puis il s'arc-boute sur ses étriers et soulève le Terrien pour le poser sur son antli qu'il éperonne sauvagement.

Une course folle commence à travers la plaine. Cal ne fait plus un mouvement, se laissant emmener, indifférent maintenant.

Un creux. L'antli dévale la pente. Au fond un convoi de chariots stationne, entouré de corps de Noirs.

Kil stoppe son antli et lance Cal au sol…

Cette fois le Terrien boule et se redresse furieux, cherchant un instant des yeux le Vahussi.

Il est grimpé dans un chariot bâché dont il tranche la toile à grands coups de sabre.

Elle tombe et dévoile une grande cage. Deux corps allongés…